Thomas Ochia Kintsuba Jihyoe
1602-1637
Jihei (ou Jihyoe) était un des enfants d’un couple chrétien japonais : Leo Ochia et Clara Okia, qui devaient plus tard verser leur sang pour leur foi. Il semble d’ailleurs que ce fut la famille entière qui fut martyrisée.
Ils vivaient à Omura, le berceau de la chrétienté japonaise, où le premier daimyo (samurai) reçut le baptême, suivi par tant de conversions qu’en 1582 on démembrait environ cent cinquante mille fidèles chrétiens, dont soixante-mille seulement à Omura.
A l’époque de la naissance de Jihei, la persécution commençait à se faire de plus en plus menaçante.
Jihei reçut le nom chrétien de Thomas à son baptême, peu de jours après sa naissance.
A six ans, il fut placé dans un «petit séminaire» à Arima, à environ cinquante kilomètres au sud-est de Nagasaki. Ce séminaire avait été fondé par des Jésuites en 1580, et les élèves y passaient environ six ans à apprendre le japonais et le latin ; ceux qui voulaient se préparer au sacerdoce étudiaient ensuite l’astronomie, les sciences naturelles, la psychologie, la théologie, la musique et éventuellement aussi quelques autres matières.
Comme les samurais quittaient l’Eglise les uns après les autres devant la persécution, le séminaire fut tranféré à Nagasaki, jusqu’à ce qu’un édit de suppression et d’expulsion fût publié, en 1614. Cet édit fut l’origine de l’envoi de tous les étudiants à Macao ou à Manille, ou bien en d’autres localités du Japon. Notre Thomas se retrouva à Macao, mais sans pouvoir non plus se manifester ouvertement, car la Chine était encore un pays «fermé».
Ayant bien appris le latin, Thomas devint professeur de latin pour la formation des prêtres ; mais le latin fut bientôt interdit également, empêchant les étudiants d’achever leurs études normalement, car le latin était alors une condition sine qua non. En 1620, tous les étudiants furent renvoyés au Japon et Thomas commença son activité de catéchiste, se cachant et changeant de domicile. Ce n’était pas une vie facile, mais c’est dans ces circonstances que mûrit en Thomas l’appel au sacerdoce.
Il rencontra des pères Augustins et voulut entrer dans leur Ordre. Pour cela il rejoignit Manille (Philippines) en 1622, alors qu’il avait vingt ans. C’était le premier Japonais à demander l’admission dans cet Ordre. C’était un peu la «surprise» et l’on hésita à l’accepter. Mais le père provincial reconnut sa vraie vocation et le reçut : Thomas prit l’habit fin 1623 et fit les premiers vœux l’année suivante comme Frère Thomas de Saint-Augustin.
Envoyé à Cebu pour étudier les arts et la théologie, il alla prier à la basilique du Saint-Enfant Jésus, demandant la grâce de pouvoir retourner dans son pays et assister les Chrétiens persécutés.
En 1627 ou 1628, il fut ordonné prêtre, et revint à Manille.
Peu de temps après son arrivée à Manille, il sentit le manque de la statue de l’Enfant-Jésus, et demanda à retourner à Cebu, ce qu’on lui permit. Mais le voyage fut extrêmement mouvementé : le bateau chavira, Thomas s’en sortit de justesse en gagnant l’île de Panay à la nage. Enfin arrivé à Cebu, il sut que la persécution s’était intensifiée à Nagasaki, où le magistrat s’était mis à arrêter l’un après l’autre tous les prêtres, pour priver les Catholiques de toute assistance spirituelle.
Le sang de Thomas ne fit qu’un tour : il demanda immédiatement à ses supérieurs l’autorisation de partir pour le Japon. Encore une fois, le voyage fut pénible ; le bateau se cassa en deux lors d’une forte tempête et Thomas se retrouva absolument sans rien. C’était comme pour dire qu’il ne pouvait pas aller exercer son sacerdoce dans son Japon natif. Mais Thomas ne pouvait pas se décourager : il réitéra sa demande d’aller au Japon.
Mais comme la réponse n’arrivait pas, Thomas écrivit tout simplement au Prieur Général à Rome (août 1630) : une lettre en parfait latin, qu’on conserve dans les archives de l’Ordre à Rome. Mais Thomas était plus rapide que le courrier : avant de recevoir la réponse, il avait réussi à se déguiser, et à mettre pied au Japon, fin 1631, après un autre naufrage.
Peu après, il apprit que le supérieur local avait été arrêté et emprisonné à Omura, puis à Nagasaki. Thomas était rusé : il s’engagea comme garçon d’écurie pour soigner les chevaux au quartier général du magistrat, ce qui lui permit de rencontrer chaque jour le Père Supérieur, pour lui redonner courage. Le jour, il travaillait comme domestique à l’étable, et de nuit, il travaillait comme «Père Thomas», visitant les Chrétiens, redonnant du courage, confessant, célébrant la Messe, et même faisant quelques conversions.
Comme on apprit le martyre du père Gutiérrez avec deux autres prêtres, à Nishizaka en septembre 1632, Thomas dut se dissimuler davantage encore pour exercer son ministère.
Ce qui compliqua énormément sa situation fut qu’on le rechercha officiellement : partout on afficha son portrait en demandant d’indiquer où il était, si on le voyait. C’était la première fois qu’on recourait à ce genre de recherche au Japon. Thomas ne pouvait plus se montrer, car tout le monde connaissait sa figure, qu’on voyait partout affichée. Il se réfugia dans une montagne proche, à environ une heure de Nagasaki, dans une grotte qu’on appelle maintenant Rocher de Jiheiwa (ou Jihyoe).
Les autorités de Nagasaki le cherchaient activement, parfois avec des troupes de centaines de soldats, mais n’arrivaient jamais à lui mettre la main dessus. C’est que Thomas savait «disparaître» continuellement, se déguisant de toutes les façons ; il réussit à joindre Edo (actuelle Tokyo), comme serviteur du Shogun pendant plusieurs mois, prêchant l’Evangile dans les châteaux et amenant à l’Eglise leurs occupants avec leurs enfants. Thomas était partout, par monts et par vaux, toujours en mouvement, et toujours disparaissant brusquement au moment où on croyait l’avoir coïncé. Ce fut au point qu’on le crut doué d’un pouvoir magique pour disparaître.
Fut-il protégé par Dieu grâce au don de la bilocation ? Ou bien fit-il comme Notre-Seigneur qui «passant au milieu d’eux, allait son chemin» (Lc 4:30) ?
Il retourna à Nagasaki, trouva une nouvelle cachette pour aller et venir. Les autorités promettaient des récompenses de plus en plus importantes pour qui le dénoncerait, mais personne ne le fit. Ce n’est que «par hasard» qu’un espion le surprit le 1er novembre 1636, sans penser que c’était le père Thomas, mais seulement un Chrétien quelconque (si l’on peut dire). Quand l’officier l’interrogea, Thomas répondit, au grand étonnement de tous les présents : C’est moi le Père Thomas de Saint-Augustin Johyoe, de l’Ordre de Saint-Augustin.
Son apostolat s’arrêta ainsi brusquement. Pendant six mois, Thomas fut interrogé et torturé, entre autres par le mizuzeme ou torture de l’eau, où la victime est contrainte à ingurgiter de grandes quantités d’eau : quand le corps était déjà complètement saturé, on continuait à faire entrer de l’eau dans la gorge avec un entonnoir, jusqu’à ce que le ventre soit gonflé comme un tonneau ; étendue sur le dos, la victime était alors violemment frappée sur le ventre avec des cannes de bambou jusqu’à ce que l’eau ressortît avec du sang, non seulement par la bouche, mais aussi par le nez, les oreilles et les yeux. On faisait cela jusqu’à ce que la victime perdît connaissance.
Le père Thomas fut reconduit dans sa cellule à demi-mort ; quand il reprit connaissance, ce fut seulement pour subir la même torture, qu’on lui imposa trois fois. Ensuite, on lui enfila des pointes de fer sous les ongles des mains et des pieds, jusqu’à évanouissement. Constatant que le père Thomas supportait tout cela avec une constance incroyable, les bourreaux furieux imaginèrent encore une autre torture : avec des cannes de bambou, munies de sortes de harpons, on perça et on déchira les chairs du prêtre, de façon encore plus radicale qu’on l’aurait fait avec un couteau ou un grand hameçon. Le corps de Thomas n’était qu’une plaie sanguinolente.
Les bourreaux n’allèrent pas jusqu’à faire mourir Thomas, leur intention étant seulement d’abattre son courage. Mais malgré toutes ces tortures, ils ne parvinrent pas à faire abjurer Thomas. Non seulement Thomas fait partie des prêtres frappés par la persécution japonaise, mais il fut de loin le plus horriblement torturé de tous les Martyrs du Japon.
Finalement, les magistrats décidèrent d’imposer à Thomas la torture «anazuri», consistant à suspendre la victime la tête en bas, jusqu’à la mort.
Cette torture (en japonais «ana-tsurushi», était la pire de celles imaginées pour abattre l’esprit de l’homme. On l’appelle aussi la torture de la fosse. La victime est accrochée à un gibet, la tête en bas, dans une fosse d’un mètre cinquante environ. Le corps est bien attaché, jusqu’à l’arrêt de la circulation du sang. Le corps est serré par l’application de planches contre les reins de la victime. La fosse est souvent partiellement remplie d’immondices. Dans cette position, beaucoup restaient là pendant une bonne semaine, tandis que le sang sortait par la bouche et les narines ; l’affreuse pression ainsi exercée sur le cerveau les rendait fous, jusqu’à ce que la mort les délivrât de cette douleur insupportable. Pour prévenir une mort trop rapide par congestion, pour prolonger la torture et avoir plus de chances d’obtenir une rétractation - car on préférait avoir des apostats que des martyrs - souvent on perçait les tempes des victimes. Certains de ceux qui apostasièrent sous l’effet de cette torture, déclarèrent qu’aucune autre torture ne pouvait se comparer à celle-ci, pas même la souffrance par le feu.
Le père Thomas subit cette horreur le 21 août 1637.
On mit à mort avec lui douze autres personnes, majoritairement membres du Tiers-Ordre, qui lui avaient donné refuge.
Mais deux jours après, alors que déjà sept étaient morts, le père Thomas fut ramené inconscient dans sa geôle, où on le ranima pour le soumettre encore à d’autres interrogatoires. D’abord on voulait obtenir les noms des Portugais qui l’avaient hébergé, pour vérifier ce qu’avait dit un apostat qui cherchait à se disculper. Mais Thomas ne dit rien. Ce fut l’échec. Les autorités allèrent jusqu’à dire que Thomas avait été décroché du gibet parce qu’il avait abandonné la Foi, pour induire les autres croyants à abandonner la Foi à leur tour.
Ce qui se passa deux mois plus tard est cependant éloquent : le père Thomas fut de nouveau condamné à mort «par la fosse» avec quatre autres Chrétiens qui l’avaient hébergé. S’il avait apostasié, il aurait pu être «seulement» décapité ou brûlé vif attaché à un poteau, mais n’aurait pas eu le même sort.
En réalité, à peine arrivé en prison, il se mit à dire à haute voix : La Foi au Christ dure toujours. Et aussi : Je vais à ma mort à cause de mon amour pour Jésus et ma foi en lui. Alors, pour le faire taire, on le bâillonna, et on fit passer devant lui un héraut pour crier : Thomas a renié sa foi. Manque de chance pour eux, Thomas se mit à balancer énergiquement la tête en signe de désaccord. Arrivés enfin à la Colline Nishizaka, son pauvre corps amaigri, déchiqueté, tout contusionné, n’en pouvait plus, et Thomas fut le premier des cinq à mourir à peine il fut suspendu sur la fosse.
C’était le 6 novembre 1637. Le père Thomas avait trente-cinq ans. Son activité sacerdotale avait duré une dizaine d’années, en grande partie dans les grottes, dans les bois, de jour et de nuit, infatigable, vrai témoin du Christ.
On a compté jusqu’à plus de six cents Chrétiens qui furent martyrisés pour avoir aidé le père Thomas dans son ministère d’une façon ou d’une autre, le recevant, lui portant à manger, le cachant.
Pendant plus de deux siècles, ensuite, les Chrétiens continuèrent de transmettre leur Foi aux générations nouvelles.
Le père Thomas de Saint-Augustin Ochia Kintsuba Jihyoe a été béatifié en 2008.